« Récits cinétiques » : le déplacement comme récit de contestation des wahayu, concubines de statut servile dans les régions frontalières du Niger et du Nigeria

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Que ce soit en langue vernaculaire et en français, il existe peu de récits écrits relatant des expériences subjectives d’exploitation, de liberté, d’émancipation et de cohabitation d’individus ayant le statut héréditaire d’esclaves au Sahel. Les quelques documents écrits traitant des femmes de cette catégorie ont été produits par des organisations de lutte contre l’esclavage, comme Timidria au Niger, Temedt au Mali, ou bien par des universitaires. Afin de rendre compte de l’expérience subjective de ces femmes, au-delà des rares témoignages oraux, souvent biaisés, recueillis par les mouvements anti-esclavagistes, je propose de sortir des sentiers battus des formes écrites, visuelles et orales qui abondent dans les sphères intellectuelles occidentales, et de me pencher sur une de leurs formes alternatives, composée de mouvements et de langage corporel : la cinétique.
Par « récits cinétiques », je fais référence à une im/mobilité physique agissante et incarnée qui traduit les expériences subjectives des femmes au statut héréditaire d’esclaves au Sahel. Plus spécifiquement, ce sont leurs déplacements fugitifs que j’analyse comme des tactiques de résistance à leur exploitation.
Cet article se fonde sur l’exemple spécifique des mouvements de fuite des concubines classées parmi les esclaves dans les régions frontalières du Niger et du Nigeria. Ces mouvements de femmes ressemblent aux marronnages des esclaves de l’océan Atlantique et de l’océan Indien. La source principale est un rapport basé sur des entretiens menés avec des concubines par une organisation anti-esclavagiste établie au Niger. Ce rapport a sélectionné neuf cas parmi un corpus de 165 entretiens, principalement dans le sud du Niger et le nord du Nigeria. Les biais introduits par le choix de cette source sont importants et nombreux, mais ils sont aussi contextualisés par les vingt ans d’expérience de l’auteure avec des cas similaires dans le centre du Mali.
Les wahayu – wahaya au singulier – sont des femmes au statut d’esclave qui sont prises comme concubines par des hommes libres, selon la loi islamique. Selon les lois abolissant l’esclavage, cette pratique aurait dû être abandonnée, mais c’est loin d’être le cas. Je développe la notion de post-esclavage pour expliquer en quoi l’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin aux exclusions fondées sur le statut social (descendants de maîtres versus descendants d’esclaves).
Depuis l’abolition de l’esclavage par les forces coloniales en Afrique au début du xxe siècle, une ambiguïté juridique, conceptuelle et idéologique entoure la pratique de la wahaya : ceci est cause que le point de vue subjectif de ces femmes est peu représenté dans les sources. Pour y remédier, le présent article plaide pour que les mouvements cinétiques soient pris en considération comme des récits : dans ce cas précis, les déplacements fugitifs des wahayu captent les aspirations à la liberté et à la dignité de ces femmes concubines au statut servile dans le Sahel.
Les femmes du rapport mentionnent dans leurs récits comment elles ou d’autres wahayu ont fui. Au vu des multiples références à leurs mobilités et à celles des autres, je pose comme hypothèse que la pratique de la fuite, du marronnage individuel dans les zones transfrontalières du sud du Niger et du nord du Nigeria est significative et va bien au-delà des neuf récits enregistrés dans le rapport. L’article analyse plusieurs motifs qui sont à l’origine du désir de fuite des wahayu et illustre, par des exemples concrets tirés des récits, plusieurs stratégies et résultats de la fuite.
En conclusion, les récits cinétiques, à savoir les fuites par lesquelles les femmes wahayu quittent la maison de leur mari/maître, sont analysés comme une tactique subalterne de résistance et de dissidence, et comme une aspiration à une existence digne.
Le mouvement du corps en fuite témoigne de la souffrance prolongée que ces concubines continuent d’endurer à ce jour. Certes, pour la plupart des femmes du Sahel, la liberté est conditionnée par la reconnaissance sociale de leur rôle de femme et d’épouse, et non par le fait de devenir des individus disposant d’une totale liberté de mouvement. Mais, paradoxalement, c’est précisément par la mise à mal de cette liberté de relation et d’appartenance que la fuite et la capacité individuelle de mouvement deviennent pour certaines la seule issue à leur condition.
OriginalsprogFransk
TidsskriftEsclavages & Post-esclavages
Vol/bind2021
Udgave nummer4
ISSN2540-6647
DOI
StatusUdgivet - 2021

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